mercredi 30 septembre 2009

71 fragments d'une chronologie du hasard. Funny Games (Haneke, 1994-1997)



Une série de téléfilms de Michael Haneke n’est toujours pas visible chez nous.
Sans attendre d’en prendre connaissance, j'aimerais proposer ici l'esquisse d'une analyse de sa manière "autrichienne", autour principalement de 71 fragments d’une chronologie du hasard et Funny games.

Pourquoi revenir ici sur des films déjà anciens (1994, 1997), l'un clôturant la trilogie dite "de la glaciation", l'autre clôturant un cycle "autrichien" et ayant déjà suscité de nombreux commentaires? Pourquoi souhaiter, à cette occasion, réaffirmer l'intérêt et l'importance de ce cinéaste?
Michael Haneke est aujourd'hui, difficile d'en douter, un cinéaste reconnu, célébré dans les messes festivalières et couvert de récompenses. Cependant, il n'est pas moins douteux que le traitement réservé à son œuvre globale dans le champ de la critique "francophone" (de papier, par ses revues institutionnalisées, ou virtuelle, par ses foras souvent réduits par les premières à une fonction de "poil à gratter"), signale parfois un dédain, voire un mépris, partagés et persistants.
Ce qui en soi ne pose aucun problème: il est bon au contraire qu'un cinéaste, surtout statufié, continue à ne pas faire l'unanimité. Ce qui constitue davantage un problème, c'est un certain refus d'analyse que ça engendre; une certaine manière de se reposer sur des grilles, des rails de lecture inamovibles, délimitant une fois pour toutes - en quelques formules recyclables - l'horizon de compréhension, de perception de ce que doit être un "film de Haneke".

Ce n'est pas nouveau, en effet. Il est de bon ton d'accueillir chaque film de Haneke, depuis Le septième continent, par un florilège d'adjectifs répétitifs, puisant dans l'imagerie folklorique d'un soi-disant tempérament "autrichien", et que l'on ressert paresseusement en lieu en place d'une analyse espérée: froideur chirurgicale, démonstration pesante, didactisme de donneur de leçons doublé d'un père-la-morale, avec la craie crissant sur le tableau noir, misanthropie, manipulation, et au bout du compte malhonnêteté intellectuelle.

Il est de bon ton, également, de régulièrement associer, sous prétexte qu'ils sont autrichiens, Michael Haneke et Ulrich Seidl, en réservant au second des louanges que le premier ne mérite pas. Selon une doxa convenue et resservie en plat tiède, Haneke ferait de l'ombre à Seidl dont il repomperait, en moins bien, l'esthétique. C'est Haneke, s'indigne-t-on encore, qui récolte la plupart des lauriers, alors que Seidl œuvre, dans l'ombre et sans jouir de la reconnaissance du premier, depuis bien plus longtemps. Ce qui est faux: Seidl commença à tourner en 1980, Haneke en 1973.
Mais au-delà des soucis de comptables, Seidl et Haneke pratiquent des manières cinématographiques qui ne peuvent qu'en apparence se ranger sous cette bannière un peu vide, tendant de plus en plus à devenir une sorte de créneau publicitaire, du Cinéma du réel. Passé le choc dépressiogène d'Import-export, je tends à considérer - cela n'engage bien sûr que moi - que le cinéma de Seidl est bien plus roublard, manipulateur, stéréotypé, autant qu'assez complaisant dans une certaine morbidité masochiste chic et choc. Quant au reproche de "systématisme stylistique" entachant les films de Haneke: ils me semblent plutôt assez différents les uns des autres, Haneke tendant, de film en film, à diversifier ses manières de "raconter".
Ces considérations périphériques étant livrées, en guise de préambule, venons en à présent à l'objectif que nous nous fixons dans cet article: accorder un minimum d'attention analytique à un film ou l'autre de la période médiane de Haneke.



Dans 71 fragments d'une chronologie du hasard, que regarde-t-on, au juste? Littéralement, oui, 71 miniatures fondues au noir et tissant une "composition sérielle sans musique". Ce principe d'exposition sérielle, on le retrouve dans Code inconnu, et surtout Le château, œuvre de télévision portant en sous-titre la mention Fragments, d'après Franz Kafka.
Haneke considère Kafka comme une manière d'hyperréaliste. La brisure, le fragment, apparaissent pour Haneke (il développe ce point dans la conversation, en bonus du dvd paru dans la revue repérages) comme la manière la plus critiquement "réaliste" de rendre compte, ou de "traduire", non seulement notre rapport au "réel", mais peut-être le "réel" lui-même.
Kafka, pour Haneke, c'est le "choc du réel". C'est "se ramasser une barre de fer sur les doigts par moins 15 degrés". Les 71 fragments sont à cet égard, avec Le château, le film le plus formellement kafkaïen de sa filmographie. Ce trait de mise en scène est absent des autres films, mais le principe d'une perception fragmentaire ou parcellaire de "ce qui se passe", ainsi que le refus du psychologisme que ça implique, se retrouvent au cœur du meilleur Haneke "français" à mon sens: Caché, dont la fin est proprement indécidable sur le plan optique lui-même.

Rarement l'expérience de la solitude des individus comme juxtaposition sans solution de continuité a été exposée de façon aussi "réaliste" que dans les 71 fragments.
Ce n'est pas tant un propos sur l'image, ou leur devenir, ou une démystification de notre rapport aux images, selon l'antienne longtemps associée au projet cinématographique de Haneke ("critique des médias"). Il y a de ça, bien sûr, un peu, mais c'est surtout l'image envisagée sous l'angle de la temporalité. Plus précisément un temps qui ne passe pas - ou plus. Une temporalité qui est confisquée par le flux codé et codant des informations télévisées. La question du codage télévisuel n'est cependant pas le centre du propos.
Ce qu'on voit, ce sont des tranches de vie hétérogènes.
Pourquoi, chacune dans leur opacité, dans leur solitude, convergent-elles vers un point focal unique, qui est un fait divers (le meurtre gratuit de clients dans une banque par un jeune homme, étudiant et pongiste surmené, excédé par une file d'attente, un service peu amène, et une voiture garée en double file - causes occasionnelles, puisqu'il s'était procuré une arme bien en amont) ?

La question ne suppose ici aucune résolution en "choral", n'enveloppe pas une démonstration - sauf peut-être dans un sens que j'essaie d'examiner plus bas. Ce n'est pas du "film à thèse". Les zones obscures demeurent, fondamentalement, parce que le monde que décrit Haneke est soumis à un régime de déconnexion maximale des espaces: intime, relationnel, professionnel ou de loisir.

Juxtaposition de choses vues qui, dans leur discontinuité, ne "disent" rien, ne "coalisent" pas une unité perceptive ou sensorielle en surplomb. Ce sont des moments d'existence creux.
Il y a l'attention portée aux gestes quotidiens, aux ratés de l'événement: l'événement en tant que "raté", si on veut. Et le "raté", ce serait une mélancolie tapie dans l'usuel et le fonctionnel.


- L'enfant roumain, clandestin, surgi des eaux noires, venant à la ville par l'autoroute. Son errance dans les grands espaces urbains de circulation: centres commerciaux, souterrains de métro;

- Le convoyeur de fonds, chez lui. Insomnies, rideaux qui laissent passer des rais de lumière grise et flottante. Toilette, déjeuner avec sa femme. Le soir, dîner, sordidement comique: il lui dit "je t'aime" pour rompre le silence routinier, elle retire sa main, il la gifle. Au travail: une banque automatisée, les gestes mécaniques et répétitifs des cartes électroniques insérées dans des machines, clefs, codes, coffres, containers. L'espace fonctionnel et signalétique qui va de l'emplacement du camion aux grilles métalliques. La ritualisation d'un boulot comme inexistence à soi et aux autres;

- L'étudiant pongiste, coaché par un entraîneur qui lui montre durement ses erreurs via un écran de contrôle vidéo, puis qui s'entraîne au ping-pong avec un distributeur automatique de balles imperturbable: plan-séquence d'une durée qui va jusqu'aux limites de résistance du spectateur.

Apprendre à regarder le vide inhérent à une activité réglée. Apprendre à regarder ce à propos de quoi il n'est surtout pas question de s'attarder quand il s'agit de "justifier" la durée d'un plan (sa place dans un "récit", son essence romanesque, dirait Nathalie Sarraute): ce qui, du réel, de sa durée, pèse, ennuie, résiste, le non regardable et le non-regardé même.

- Le couple silencieux, qui aménage une chambre d'enfant, ou plutôt un chantier, et qui cherche à adopter une petite fille tout aussi muette dans un centre de placement;

- L'acquisition d'une arme dans les toilettes d'une brasserie;

- Le vieil homme qui se fait à cuisiner, puis qui tanne sa fille, employée de banque, une soirée entière au téléphone: pour lui injecter mauvaise conscience, culpabilité, d'être vieux, seul, abandonné.

- Etc.

Par intermittences, entre ces séries, les inserts discontinus du flux télévisuel. News du monde, actualités-archives instantanées, comme aspirées dans une spirale de néant. Des mots et des images qui ne montrent rien à personne et ne veulent plus rien dire, qui ne sont qu'un dévidé sonore et visuel accompagnant, sans destinateur ni destinataire, ces fragments de solitudes humaines montrées à travers des gestes et des occupations sans autre intériorité qu'une mélancolie sourde et diffuse.

Dernière série: les individualités, dont on a approché des segments de vie, de biais, non pas à la dérobée, mais avec une précision obstinée sur les gestes, les mains, se trouvent réunies, chacune pour elle-même, à l'instant fatal de la tuerie.

Aucun psychologisme, aucune explication. La "démonstration" est paradoxale. Il s'agit plutôt de -montrer tout ce qui est habituellement "montré". Il s'agit tout au long du film de faire l'expérience d'un voir concret, des durées concrètes. Tout ce qui est d'emblée escamoté, oublié, dans la téléologie d'une dramaturgie du sens.
Et si à la fin, ces trajectoires de solitude entrent en collision, le hasard reste le hasard, le socius reste atomisé, la souffrance reste muette, incommuniquée, non partagée. On meurt, comme on a vécu, seul : « comme un chien! », s'étonnait K. à la "fin" du Procès.
Aucune relève, ou sursomption, de la chronologie dans une causalité ou étiologie holistiques. Pas la moindre poétique climatique à l'horizon, pas de plan de ciel nuageux suggérant que le hasard aurait quelque chose d'une vibration impalpable, d'un mystère en surplomb, ineffable. Le mystère, c'est qu'il n'y en a pas. Et c'est bien ça qui est insupportable.

La télévision est présente, non pas convoquée au titre d'une "critique des médias" ou de la "communication", mais pour donner à voir la pauvreté plus fondamentale et plus générale du voir, sa fragmentation. La télévision n'est pas ici la cause de l'atomisation socio-perceptive, elle en est juste un "effet" parmi d'autres, son oscillation spectro-graphique et spectro-sonore.
Parce que le sens de la socialité a été perdu, englouti dans une organisation du quotidien qui est l'empire du vide, du non-sens, du non-partage et de l'oubli.
La télévision - en soi - n'est donc pas tant le propos de Haneke. Elle est plutôt l’occasion d’un regard sur la "machine à regard" qu'est globalement et mondialement devenu le cinéma lui-même, interrogé comme mensonge: "machine à ne rien voir" ou "machine à oublier le réel". C'est là, dans cette -monstration concrète, que le propos du cinéaste trouve sa force implacable.

Il y a du Roquentin, de la nausée existentielle dans chacune de ces séries parallèles et pourtant déconnectées: une insistance sur la zone de l'en soi, sa "viscosité", nécessité sans signification. Ce qui résiste, tous ces micro-blocs d'existence passive et objective qui mangent, dévorent, de façon lancinante, les gestes humains, de tendresse ou de communication, de travail ou d'errance.

71 Fragments propose une expérience concrètement désagréable: immerger le spectateur dans la compréhension intime d'un monde qui n'est plus un monde, mais qui imperceptiblement a glissé dans l'im-monde.
D’où la dimension éthique de ce cinéma, car c'est bien le caractère proprement insupportable de cet état des choses, des êtres, de leur habitat, de leurs juxtapositions et interactions sérielles, qui travaille l’œil du spectateur.
La mise en scène sérielle du tissu urbain contemporain nous plonge dans une protestation muette, ranime en nous un besoin de sens, de partage. Elle ne le fait pas avec la glu sentimentale des films "choraux" en vogue jusqu'il y a peu : Innaritu & c°. Lesquels sont harmoniques, pantonaux, effacent les singularités hétérogènes en composant, par coup de force esthétique, leur hypothétique connexion "humaniste" ou "humanisante": ô flamme des cœurs vibrant à l'unisson, au sein du patchwork mondialisant.
La scénographie sérielle de Haneke appelle au refus de la fragmentation en insistant, tout au contraire, sur "ce qui ne se rejoint pas". Pas même "l'irréconcilié": il faudrait encore pour cela le souvenir que quelque chose a été rompu ou séparé.
Elle laisse un goût de cendre amer, parce que ce qui est perdu là n'a peut-être jamais eu lieu, ou son lieu. C'est cela - cette absence même - qui est insupportable, et qui débouche sur une exigence qui pourrait avoir pour nom l'éthique, et une conscience, qui pourrait avoir pour nom la politique.
Il y a dans le fait de la nausée elle-même, nous montre Sartre, dans l'expérience d'être rivé à la facticité objective du monde en soi, l'impossibilité de s'y tenir. La nausée de l'existence est la manifestation même, le signal même, de l'obligation impérieuse de s'arracher à l'être. L'indice incontournable que par destination nous ne pouvons échapper ni à notre liberté ni à notre responsabilité en situation. C'est pourquoi il convient d'y revenir concrètement, à cet affect, à la description des conditions empiriques de sa manifestation. Non pour s'y complaire, non par élection du morbide, mais précisément pour saisir que le devoir être désigne la structure de l'existence et fonde toute morale, comme protestation active et transformatrice devant l'état des choses.
C'est peu ou prou le même "problème" que posent les deux autres films de la "trilogie de la glaciation".
Et c'est assez étonnant (ou pas) de voir comment elle est mal reçue, mal entendue, mal comprise. Alors même qu'on célèbre des "œuvres" qui mentent constamment, avec beaucoup de cynisme. Y compris cet intimisme "post-rohmérien", ou "post-eustachien", qui n'ont rien du "réel", mais tout de sa nostalgie, de la célébration d'une grâce perdue, intérieure donc rejouable, habitant la mise en scène et son rite. Spectacle de l'intime qui prétendument nous injecterait notre dose de supplément d'âme. Ce petit pathos, cette "petite musique" doucereuse qui nous dit - avec en sus le "clin d'œil" de la culture assumée du "kitsch", façon Christophe l'honoré - : mais non, ça tient debout, tout ça! Allez, reprends-en une petite louche, mon brave. Emotion. N'est-ce pas ineffable? Comment traduire ce sentiment de beauté pure et évanescente qui t'étreint? Un peu comme dans American beauty: un papier qui flotte dans l'air, capté par le viseur. Lyrisme secret: « des fois, dit le gars, je sens tant de beauté en ce monde que je me sens incapable de la supporter » - Des clous! Quelle mignardise... On dirait du... Christian Bobin.

Il s'agit donc bien d'apprendre à regarder à nouveau, tout ce qui est impossible ou simplement devenu impossible à regarder. Mais pas comme un nigaud irénique introjectant, sous la forme d'une intériorité ou d'une grâce retrouvées, une image de bonheur opiacé sortie tout droit d'une publicité pour les moments "café grand-mère".

Réapprendre à regarder ce dont le champ scopique a proprement été vidé, éviscéré, en raison du triomphe des "histoires", des "récits", des "contes", des "beautés formelles" (modernes ou post-modernes). En vertu d'une proposition d'évasion, d’une demande pressante d'émotion, de trips fun ou trash tarantiniens. Histoires, récits, contes et beautés rendus soit au mysticisme individualiste, soit à l'esthétique du recyclage du vide (pour jouir, quand-même - Encore), soit aux entreprises spielberguiennes de restauration idéologique du grégarisme familialiste.

C'est une des possibilités qu'offre le cinéma. Possibilité tout à fait classique, au demeurant. Ce n'est pas, donc, que Haneke soit singulier ou novateur: il s'inscrit seulement dans cette pédagogie-là.

Ré-apprendre à regarder, c'est aussi se déprendre de l'illusion entretenue que regarder, c'est d'abord une affaire de forme, d'esthétique, d’expérience du beau ou du laid. Ce qui intéresse ici Haneke, c'est moins la question de la laideur ou de la beauté que celle de la vérité. Il y en a d'autres, bien sûr, qui font ça. Mais pas tant que ça, au total. C’est une possibilité qui n'est ni très aimable ni très aimée, ce que suggère en partie cette batterie d’adjectifs aussitôt brandis à la seule évocation du cinéma de Haneke : "froideur clinique", "lourdeur", "pesanteur", "didactisme", "abstraction", "laideur", etc.

De ce point de vue, 71 fragments est aussi, par précursion, l'anti-Elephant (l'hommage de Gus Van Sant au troublant moyen-métrage d'Alan Clarke). Elephant est construit sur un motif analogue: des fragments de quotidien, des déplacements d'individus, avant le fait divers d'une tuerie "gratuite", "inexplicable": chacun allant pour lui-même au devant, selon une chronologie du hasard, d'une exposition à la négativité la plus redoutable.
Chez Van Sant, cependant, l'esthétique l'emporte. Un souci d'adoucir la sérialité par des nappes sonores hypnotiques, planantes, de beaux travellings, une poétique climatique du ciel et des nuages. C'est "abstrait" là où ça se voudrait "concret". La tuerie elle-même en est comme chorégraphiée, adoucie: comme s'il était impossible de se rapporter à l'hapax de la violence sans le relever dans une "consonance" subliminale. Chronologie et hasard d'un temps musical fluide, intra-utérin, ou atmosphérique.
Rien de plus concret, à l'inverse, dureté de l'en soi, que la sérialité des 71 fragments: ça ne frotte pas dans le sens du poil; ça contraint, déjà par les incessants et inconfortables fondus au noir brisant la continuité optique, à un déssillement des paupières. Ça suscite - en bridant l'hédonisme - une capacité d'être affecté par ce qui a presque terminé de ne plus nous affecter, à force de substituer à l'expérience sensible-réceptrice de l'objet transcendantal = x, dirait Kant, un régime de réalité s'accordant à notre désir. Régime "méprisable", dirait Godard.
Dans le générique somme toute énigmatique du Mépris, Godard ne semble-t-il pas en effet, paraphrasant un propos prêté à André Bazin, l'interroger ironiquement sur son ontologie du Réel pur?

« Le cinéma substitue à notre regard un monde qui s'accorde à nos désirs. "Le mépris" est l'histoire de ce monde. »


Considérons brièvement Benny's video dans cette perspective. Ce qui à mes yeux constitue un tour de force cinématographique dans ce film, c'est par exemple le long passage exclusivement composé de rushes vidéo tournés en Égypte par le fils, emmené en "vacances" par sa mère pendant que le père fait disparaître le corps du crime.
Ce qui dans cette séquence sidère, c'est que l'occultation même de la réalité du crime - laquelle réclame de la part de Benny un "effort de vision" dirigé vers tout autre chose qui en serait déconnecté, contamine l'ensemble perceptif constitué par cette vidéo "touristique". On voit le crime partout; "ça" envahit, obstrue, littéralement, tout le champ visuel, à proportion même de la fuite destinée à le rendre invisible.
Egypte, lieu des cryptes, des catacombes, des secrets architecturaux bien gardés, abritant des sarcophages, et enfouis dans l'immémorial. Bien sûr, ce n'est pas innocent. C'est une des manifestations refoulées du secret lui-même, puisqu'une "crypte", c'est à la fois ce qui est caché et montré, un "code" chiffré, un rébus.
Alors même qu'on ne voit que subrepticement, en "arrière plan" latéral, ces sites sacrés sur les vidéos de vacances de Benny (il préfère de loin filmer les marchés, la foule), la "présence" dans le champ du secret à occulter n'en est que plus lancinante et obsédante.
Ce qui effraie donc et fait de cette séquence un vrai moment d'horreur scopique "hors-champ" (à la façon d'un Blair witch project), c'est, là encore, la -monstration que ce qu'on montre, montre et dé-montre en réalité tout autre chose, et plus sûrement encore que si cette réalité était frontalement regardée: cela même qu'on voulait cacher en détournant le regard vers un autre espace; la trace d'un événement rendant toute vision fantomatique. Le tourisme, le "pittoresque" comme cachet de valium, mais ça ne marche pas. Les moments de sieste, dans la chambre d'hôtel, du fils et de la mère, côte à côte, en proie à une sorte de catatonie, sont une expérience cinématographique d'une rare violence physiologique.

Cette mise en abyme de la vision comme principe de refoulement est au cœur de la question que Haneke essaie de traiter concrètement par le cinéma: le dispositif même de la vision, de la captation du visible, consisterait à ne pas regarder.
C'est bien sûr une problématique "autrichienne" - l'obturation, la suture du regard - à laquelle Haneke ne pouvait manquer de se confronter, comme cinéaste "autrichien". C'est aussi une vieille question, antique même, qui reprend à cette occasion de la vigueur.

Considérons encore, sous cet angle, Funny Games.
Ce qui faisait la force abrupte et sèche, le trouble, mais aussi le motif de son rejet par beaucoup, c'était l'impossibilité pour le spectateur de se réfugier dans les "consolations" d'une dramaturgie des émotions à laquelle il est habitué dans le traitement de ce genre de récit. Une dramaturgie rendant en quelque sorte consommable, digérable puis expulsable - en un mot cathartique, le caractère insupportable de la violence ressentie.
Dans Funny Games (l'original), le spectateur se trouve en quelque sorte privé, par différents choix de mise en scène, des repères dramaturgiques attendus dont la fonction est de lui permettre une "mise à distance" du spectacle de la violence. Parmi ces choix: le recours à la durée non élaguée, non elliptique, des plan-séquences où l'essentiel de l'action a lieu dans un "hors-champ". Le spectateur ne trouve plus aucune forme de plaisir, plus aucune forme de justification au fait d'assister au spectacle abject de la mise à mort de cette famille dans un jeu gratuit machiné par deux pervers.
Ce n'est plus pour lui un jeu, encore moins un jeu funny, mais un calvaire, de suivre ce qui, d'habitude, relève d'un spectacle, à la fois ludique et cathartique, sur et autour de la violence (justice & vengeance, dans la veine d'un Bronson, Le justicier de minuit, ou dans la veine d'un Tarantino, ou du Peckinpah de Straw dogs). Il se sent donc émotionnellement, physiquement, interpellé dans sa situation même de spectateur d'un film mettant en scène une violence que, sous une forme plus dramaturgiquement empathique, consommable, il tolère, intègre, savoure. Ici, il éprouve que le seul fait de contempler cette violence est une situation perverse: il est mis dans la situation d'un voyeur pervers censé trouver son intérêt dans le spectacle d'une violence à la fois non-elliptique et "hors champ", sur laquelle il n'a plus aucune prise.
La violence, la mort, ne peuvent pas être relevées (dépassées, conservées et supprimées dialectiquement) dans et par un "jeu fun". Il doit donc nécessairement rejeter le spectacle de cette violence, c'est-à-dire le film lui-même: être scandalisé, crier à la manipulation, accuser le metteur en scène de l'avoir piégé, coincé dans un jeu pervers. C'est la puissance réflexive du dispositif, et c'est pourquoi il n'y avait pas besoin selon moi de recourir aux effets redondants de "mise en abyme" du film lui-même (regard caméra, vidéo qu'on rembobine), pour le coup trop pesamment didactiques.

Manipulation, revenons-y. On aime à qualifier les films de Haneke, celui-ci en particulier, de "manipulateurs". C'est là un paradoxe que Funny games donnait également à penser. Le spectateur accuse rarement de manipulation, de perversité, de gratuité, des constructions narratives qui lui rendent cette violence consommable, intégrable, mais presque toujours de manipulation, perversité, gratuité, celles qui la lui rendent inconsommable et inintégrable.
Funny Games n'est pas plus "réflexif" que quelques films, y compris anglo-saxons, qui exposaient le spectateur à une violence inconsommable et inintégrable. On pourrait citer, sans se donner ici le temps d'approfondir, Texas chainsaw massacre de Tobe Hooper (1974), ou Henry: portrait of a serial killer de John Mc Naughton (1986). Deux films âprement décriés en leur temps. Sans nul doute "manipulateurs" eux-aussi (il faudrait dans la foulée accuser de "manipulation" la quasi totalité de la production cinématographique depuis les Frères Lumière). Mais d'un ordre de manipulation qui consiste, peut-être, à dé-manipuler notre rapport à la dimension cinégénique de la violence, la relation qu'elle entretient avec la jouissance scopique. Quelques films - là encore ils ne sont pas si nombreux - qui rendent au spectateur le spectacle de cette violence inconsommable, inintégrable et injustifiable. Raisons pour lesquelles, peut-être, ils ont fait l'objet d'un rejet bien plus violent que nombre des films plus frontalement et gratuitement violents.
S'agissant de "manipulation", il faudrait parfois réussir à percevoir qu'en réalité, c'est surtout le spectateur qui se "manipule" lui-même: en ce qu'il consent pleinement à une manipulation, par un metteur en scène, l'autorisant à jouir, avec justification (sérieuse, ou au contraire fun), du spectacle de cette violence. Et de façon assez conséquente, c'est lorsqu'il est confronté à un film qui révèle scopiquement le caractère proprement inintégrable ou injustifiable de cette violence qu'il aime à dénoncer avec la plus grande vigueur critique un spectacle manipulateur, pervers, dégradant. Et parfois pire: moralisant.


Je reviens, en guise de conclusion, sur la notion de hors-champ. Qui nous ramènera à Benny's video ainsi qu'à la question qui traverse ce texte comme un fil d'Ariane: la "contamination" du champ visuel par un champ visuel plus étendu. Hors-champ ne devrait pas se comprendre ici comme "non-visible", dans une distinction trop aisée entre "visible" et "invisible". La notion de hors-champ gagnerait à être minimalement déconstruite. Tâche qui excède largement les limites de cette esquisse. Néanmoins, juste ceci: il est possible, peut-être souhaitable, de penser autrement ce partage champ/hors-champ que consacrent les traditionnelles théories sémiologiques du langage cinématographique. Il n'y aurait pas véritablement, ce serait la piste à suivre, un champ proprement dit, puis une zone externe à ce champ. Ce qu'on nomme le champ de vision dans un film est en effet beaucoup plus large que ce qui est simplement "montré" par la caméra. Non seulement ce qu'on nomme "hors champ" fait partie du champ lui-même, constitue un horizon de sens/affect dans le champ, mais encore ce champ, au sens restreint de ce que montre la caméra, est lui-même traversé, ou contaminé, par un champ plus étendu qu'on pourrait appeler, à la suite de Derrida, un archi-texte.
Dans Funny games, toutes les scènes de meurtre ont lieu dans ce que par convention on nomme un hors-champ. Mais ceci ne veut pas dire que, du coup, la violence en est atténuée, euphémisée, cachée.
C'est bien, me semble-t-il, une des particularités de la mise en scène chez Haneke. Là encore, il n'en est pas, loin s'en faut, le créateur ou l'unique expérimentateur. Le fameux hors-champ, chez lui, c'est véritablement le champ lui-même. Ce champ visuel étendu est même plus présent, à la limite, que le champ restreint (ce que la caméra montre).
Une des questions lancinantes, j'y reviens donc, que Haneke semble adresser à la "monstration" en cinéma, c'est que, dans l'usage, c'est surtout devenu une machine servant paradoxalement à "ne pas regarder" ou "détourner le regard". Une machine à suturer le regard. Chez Haneke, comme chez d'autres bien sûr, il y a comme un retournement du dispositif: déporter le regard à côté de l'événement que couvre traditionnellement l'objectif, pour mieux "voir"; -montrer pour mieux montrer. Ce qu'on a devant, sous les yeux, on ne veut ou on ne peut pas (ou plus), littéralement, le voir. Et plus le regard est déporté hors ou à côté de ce qu'on ne veut ou peut pas voir, plus ce qu'on cherchait à fuir du regard apparaît dans un champ élargi, étendu. C'est pourquoi, chez Haneke, c'est le plus souvent dans les longs plans "vides", où il semble ne rien se passer (au présent du "voir" frontal) qu'en réalité tout se passe: qu'a lieu, s'y pressent, s'y regarde, s'y raconte, autre chose, qui lui n'est jamais dans le champ visuel/présent au sens restreint, mais inquiète, contamine, hante l’œil du spectateur. Sous forme de trace d'un passé-présent dans Caché (« une trace que tout le monde ne peut pas voir, mais que ceux qui ont le shining peuvent voir », dirait Mr Halloran).

Ainsi précisément des crimes qui ont lieu dans Funny games. Le crime n'est jamais montré par la caméra: il a lieu à côté, dans une pièce voisine, mais il inquiète, contamine, envahit le champ scopique du spectateur plus violemment encore que s'il l'avait eu, frontalement, devant ses yeux. Dans ces longs plans fixes que regarde le spectateur en lieu et place du cadre où le crime a lieu (ou a eu lieu), il ne se passe rien à proprement parler : l'événement n'a pas lieu. Y compris dans ce long plan-séquence où les parents souffrent en silence dans une pièce vide de leur grande maison. Pourtant, nombre de spectateurs qui ont vu Funny games ont perçu dans ces plans, ces scènes, les crimes, avec plus d’acuité visuelle encore que s'ils avaient été montrés.
Rien là de franchement révolutionnaire, soit. Rien là qui pousserait à hurler au génie novateur: c'est là "simplement" explorer des potentialités critiques qu'offre le cinéma - et elles ne sont pas tant exploitées que ça. On peut même avancer qu'elles le sont de moins en moins, dans le spectre pas si étendu des films qui nous sont donnés à regarder aujourd'hui. Proposer une vision plus large, une image plus étendue que ce qui est "simplement" présent devant les yeux, c'est (un peu) ce que Gilles Deleuze nomme, lui, une image-temps. Nous manquons de plus en plus d'images-temps.


Dans ses réussites, Haneke est à placer dans la lignée de ces cinéastes qui ont un rapport réflexif et inquiet à la déception du visible: ceux qui creusent dans le visible pour y faire affleurer des strates de non-visibilité, géographiques, mémorielles, spectrales (Antonioni, Straub-Huillet, Bresson, Tarkovski, mais aussi, par exemple, le Kyoshi Kurosawa des Charisma, Kairo, Cure, License to life).

Comment ré-ouvrir le regard de telle sorte qu'il découvre que plus il regarde, moins il voit? Comment faire l'expérience de cette possibilité que le cinéma, comme invention de la machine à voir, soit un dispositif pour toujours moins voir ou concevoir ce qui, du réel et de notre rapport au réel, aux autres, échappe de toute manière à l'expérience de la vision, voilà ce que, dans ses meilleurs films, Haneke réussit à interroger. 


(29/01/2008. Réédit. 17.01.2013)



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